Je croyais que, quelle que soit leur position ou leur rôle, les êtres humains portent en eux une capacité infinie de croissance et d’élévation. Il suffit qu’une main se tende, qu’une occasion se présente, ou qu’un rayon tombe sur ces zones inexplorées d’eux-mêmes où, peut-être, ils n’ont jamais osé s’aventurer. C’est pourquoi, sans attendre ni revendiquer quoi que ce soit, j’ai tenté de bâtir pour beaucoup de ceux qui m’entouraient un pont au-dessus de leurs hésitations. Il m’est arrivé, pour que germe leur confiance, de renoncer à mes propres succès et d’en laisser le mérite à un autre nom. Maintes fois, j’ai célébré des talents qui, sans mon excès de modestie, n’auraient peut-être jamais occupé ainsi le centre de la scène.
Mais l’expérience m’a enseigné une vérité à la fois amère et féconde : toutes les mains ne méritent pas d’être saisies. Certains de ceux que j’avais engagés sur la route, lorsqu’ils atteignirent un palier d’où ils ne voyaient plus la nécessité d’un appui, reléguèrent ces mêmes mains à l’oubli. Ceux qui avaient grandi à l’ombre de mon soutien finirent par considérer cette ombre comme une pesanteur insupportable qu’il fallait dissiper—même si, pour ce faire, ils devaient trancher les racines mêmes qui les avaient nourris.
Peut-être la faute commença-t-elle lorsque je regardais tout le monde par le prisme de l’optimisme. Je pensais que chacun de ceux qui croisaient mon chemin possédait la capacité d’entendre la langue de l’amitié et de la solidarité. J’ignorais que tous ne réagissent pas de la même manière à la générosité. Certains, au lieu d’y voir la lumière qui avait éclairé leur route, n’y virent qu’un nuage masquant le soleil de leurs prétentions. Ceux qui, d’abord compagnons, devinrent ensuite des compétiteurs : non seulement ils percevaient ma présence comme une menace pour leur position, mais ils en vinrent à renier le passé sur lequel leurs succès avaient été bâtis.
Dans un monde où la valeur se mesure trop souvent à l’aune de l’apparence et du visible, mon plus grand tort fut peut-être d’avoir cru que les racines d’un arbre se voient autant que ses branches. Or voici la vérité : la plupart ne regardent que les fruits ; rares sont ceux qui songent aux racines enfouies dans la terre. Invisibles, certes, mais sans elles, nul arbre ne tient debout.
L’expérience m’a montré que donner et faire grandir autrui ne signifie pas toujours se créer des amis fidèles. Parfois, cette générosité engendre de ta propre main des adversaires puissants ; des adversaires qui, pour affirmer une identité indépendante, se croient forcés de renier le passé et d’ébrécher ce à quoi, pourtant, ils demeuraient redevables. Ceux qui, sur le chemin de leur ascension, biffent ton nom afin de ménager plus d’espace au leur.
Pourtant, ce texte n’est ni une plainte sur des liens déçus ni la nécrologie de souvenirs délavés. Il ne fait que refléter une vérité nichée au cœur des joies et des brûlures : le prix secret que recèlent l’ampleur du don et l’acte de soutenir. Un prix qui ne se paie ni en positions perdues ni en titres évaporés, mais dans la confrontation avec une réalité parfois blessante : tous ne possèdent pas la capacité de gratitude envers ce qu’ils reçoivent.
Et cependant, si je devais revenir en arrière, je choisirais sans doute la même route. Non par naïveté ni par candeur, mais par foi en une vérité à la fois simple et profonde : donner n’est ni une transaction ni une attente de retour. Donner est une puissance intérieure. Une force qui permet de tendre la main, d’ouvrir le cœur, d’effacer parfois sa propre part, sans nul besoin d’approbation ni de remerciement. Car la valeur réelle de ces gestes ne réside pas dans leur effet sur les autres, mais dans l’empreinte qu’ils déposent sur l’âme.
Aujourd’hui, en me retournant, je ne discerne plus l’amertume de la colère ni le goût du découragement. Ne demeure qu’une leçon profonde : les êtres humains ne sont pas des miroirs qui renverront ta bonté telle quelle. Ils ressemblent davantage à la terre : tu peux enfouir en eux des semences de confiance et d’affection, mais nul ne peut garantir l’éclosion d’une fleur. Parfois germent les pousses de la fidélité ; parfois croissent les épines de l’ingratitude. C’est la nature même de la vie, et j’ai compris que les vraies valeurs ne se mesurent pas au résultat des relations, mais à la qualité des intentions.
Peut-être la plus grande victoire consiste-t-elle moins à s’entourer d’un cercle de loyautés immuables ou à briller en société qu’à savoir tenir et poursuivre sa route—même lorsque ceux qui furent jadis à tes côtés se dressent face à toi. Cette force, nul ne peut te la ravir.
Au bout du compte, ce qui subsiste, peut-être, de toutes ces expériences, c’est cette vérité simple et profonde : je peux tenir debout. Non grâce aux noms qui furent autrefois associés au mien, ni par crédit des liens que j’ai façonnés, mais par une énergie jaillie de l’intérieur ; une énergie qui m’a fait, défait, et refaçonné. Et cette valeur ne s’éteindra jamais dans l’ombre d’aucune relation.
Et pour finir, qu’il est beau de savoir que la vie ne prend pas sens dans l’évitement des tempêtes, mais dans l’art de danser sous la pluie. Chaque blessure, chaque revers, chaque déloyauté n’est qu’une marche vers la connaissance de soi et la compréhension plus intime des lumières qui rayonnent en nous. Je ne suis plus la victime du passé : je suis l’architecte de l’avenir—un avenir édifié sur la foi en moi-même, la puissance de me relever et l’espérance, inaltérable, des clartés à venir.
Ehsan Tarinia – Luxembourg
Écrit le 2 février 2025