La lettre qui ne fut jamais envoyée


Cette nuit, tandis que je prends la plume, la nuit n’a rien de paisible. Il est un silence plus sonore que mille clameurs, un silence posé sur mes épaules qui m’oblige à jeter sur le papier ce que j’ai accumulé en moi pendant des années, sans plus aucune crainte. J’ignore si ces lignes te parviendront un jour, et si tu les lis, quel sentiment t’habitera : colère, chagrin, indifférence, ou peut-être un sourire pâle, simple trace d’un passé lointain. Mais il me faut écrire ; car si je ne le fais pas, ces mots demeureront en moi comme des gravillons logés dans le cœur, heurtant l’os à chaque battement.

Huit ans. Le mot est court, mais un monde s’y tient : des matins partagés, des nuits interminables, des voyages longs et brefs, des querelles et des réconciliations, des rires et des larmes. Huit ans ne furent, pour moi, ni une date sur un calendrier, ni un chiffre, mais un fleuve impétueux dont chaque goutte s’est imprimée dans ma chair et a fait de moi un autre homme. Tu fus la première à m’apprendre comment être mon véritable moi. Avant toi, je portais un masque : celui d’un homme fier, solide, inébranlable. Tu n’as pas exigé qu’il tombe : ton regard suffit pour faire choir l’armure et laisser paraître l’homme tremblant, vulnérable, sincère qui vivait en dessous.

Je me souviens de la première fois où j’ai plongé mes yeux dans les tiens : le monde entier s’est replié sur lui-même en un instant ; il ne restait plus que toi et moi. Dans ce regard, il y avait quelque chose qu’on ne pouvait ni dire ni cacher : comme une clé posée sur la serrure d’un coffret oublié au fond de mon cœur. Tu l’as ouvert, et, dès cet instant, plus rien en moi ne fut semblable. Pour la première fois, j’ai osé rire sans masque, pleurer sans masque, craindre sans masque et espérer sans masque. Tu m’as montré que l’amour, c’est laisser l’autre voir ses failles — et demeurer.

Durant ces années, nous avons bâti une histoire qu’aucun écrivain n’aurait su écrire : une histoire faite de petites scènes — l’odeur du thé de l’après-midi, les rires soudains dans des ruelles mouillées de pluie, des mains qui se retrouvaient dans la cohue du marché, des silences où se cachaient mille phrases. Nous avons dressé des palais sur la brume, non sur la terre. Nous savions bien que le vent se montre rare ami des nuées ; pourtant nous construisions, car le rêve nous était plus doux que le réel.

Mais toute histoire a ses ombres. Les nôtres ne nous ont pas épargnés : des silences devenus des murs, des fatigues qui pâlissaient les sourires, des blessures infligées sans le vouloir. Nous avons tenté de ranimer ce qui, peut-être, s’était éteint longtemps déjà : une braise tiède qui n’éclairait plus. À force d’efforts, nous nous sommes épuisés. Parfois je n’ai pas su être ton refuge ; parfois tu n’as pas su entendre ma voix. Parfois, au lieu d’un baume, nous fûmes l’un pour l’autre une plaie.

J’avoue : j’ai échoué, souvent. Non dans l’amour, mais dans l’art de le montrer. Je t’ai toujours aimée, de tout mon être ; pourtant, parfois, la langue de l’amour se taisait en moi. Je ne parvenais pas à tirer mes élans en paroles claires, ni à les traduire en gestes limpides. Quand il fallait rester, peut-être suis-je parti ; quand il fallait me taire, j’ai parlé ; quand il fallait saisir ta main, je me suis réfugié dans le silence. Rien de tout cela n’est né d’un manque d’amour, mais d’une impuissance. Pour tout cela, je te demande pardon.

Et pourtant, si je ferme les yeux, je vois encore les scènes de notre vie : les matins où ta voix montait de la cuisine, les après-midi où le soleil traçait de l’or sur le mur gris de notre maison, les soirs où nous marchions sous la pluie et où nos rires dépassaient le bord du parapluie. Tout cela vit encore en moi, non comme un souvenir lointain, mais comme une part de mon corps. Tu es dans mes veines, dans mon souffle, dans chaque regard levé vers le ciel, dans chaque brise fraîche sur mon visage.

À côté de tant de beauté, je dois avouer ceci : je n’ai pas su enrichir ta présence comme tu le méritais. Non que je n’aie pas voulu, non que mon amour fût chiche — jamais. J’ai voulu t’offrir le meilleur de moi, et bien des fois je n’y suis pas parvenu. La vie, avec ses blessures et ses limites, m’a appris que vouloir ne suffit pas. J’ai tenté d’être un homme bon pour toi ; j’ai failli. Cet échec est le fardeau le plus lourd de mon existence.

Combien de fois nous sommes-nous dit adieu ? Peut-être mille. Et mille et une fois, nous sommes revenus l’un vers l’autre. Ces allers-retours semblaient, aux yeux des autres, signe d’instabilité ; pour nous, ils témoignaient d’un lien au-delà du calcul et de la raison. Même séparés, nos cœurs se rappelaient, comme tirés par une force invisible qui, sans relâche, nous ramenait ensemble. Chaque fois que nous pensions dire : « C’est la fin », quelque chose en nous murmurait : « Non, pas encore. »

Nous avons voyagé, gravi des montagnes, avalé des routes ; la pluie nous a trempés, le soleil nous a fait rire. Ensemble, nous avons connu l’amer, versé des larmes, affronté l’adversité, parfois vaincu, parfois perdu. Ensemble, nous avons vécu — avec ses splendeurs et ses cicatrices. Et puis vint un jour où je me suis retrouvé seul. Une solitude qui ne venait pas de l’absence des gens, mais de l’absence de toi.

Tu sais, les êtres changent. Non par calcul, ni par trahison, mais parce que le monde nous modèle, nous tord, et l’on se réveille un matin autre que soi-même. Peut-être as-tu changé ; moi aussi. Peut-être tous les deux. Mais dans ce changement, quelque chose est resté intact au fond de moi : l’amour que j’avais — que j’ai — pour toi. Ni le temps, ni la distance, ni la séparation ne l’ont effacé.

Encore aujourd’hui, lorsque je ferme les yeux, des éclats de toi reviennent : ta main qui saisissait la mienne sans prévenir, ton regard perdu dans tes pensées, tes rires qui embellissaient les choses les plus simples. Ta voix résonne encore, même si les années ont passé. La nostalgie, pour moi, n’est pas un simple regret : c’est un hommage à ce qui fut sacré.

Mais la vie nous entraîne parfois là où nous ne voulions pas aller. La nuit de notre séparation fut simple : pas de cris, pas de fracas visible. Un silence pesant, un poêle éteint, une tasse de thé refroidie, et moi, face au miroir, découvrant un homme que je ne reconnaissais plus : des yeux fatigués, des épaules tombantes, un cœur froissé d’attente. Cette nuit-là, j’ai compris qu’il me fallait partir — non de la maison, non de toi, mais de l’image de « nous » que, des années durant, j’avais fabriquée. Je suis parti pour me retrouver, pour rallumer la bougie éteinte en dedans.

En partant, je ne t’ai perdue ni ne me suis perdu : j’ai suivi un chemin vers une clarté longtemps éteinte. J’avoue cependant : pas un jour sans ta souvenance, pas un instant sans mesurer l’importance de notre amour. Même dans mes solitudes, dans mes silences nocturnes, tu passais comme une brise dans mon esprit.

Aujourd’hui, dans cette lettre, je dis ce que j’ai toujours gardé au secret : j’espère encore ton retour. Non par faiblesse, ni par refus du réel, mais par foi en ce lien qui fut le nôtre ; un lien qu’aucune distance n’a complètement rompu. Je rêve qu’un jour, au détour d’une rue, d’une ville, d’une maison, ton regard croise le mien et qu’un sourire, simplement, s’échange. Je rêve d’entendre ta voix à nouveau, de reprendre ta main, d’apprendre, ensemble, à mieux faire.

Je sais qu’un retour n’est pas aisé. Des murs se sont dressés, des plaies demeurent, des mots restent à dire. Mais je crois qu’aucun mur n’est à l’abri d’une fissure quand l’amour s’y met. Si ce jour vient, je viendrai vers toi sans armure, le cœur neuf, les yeux pleins de pardon. Si tu reviens, je ne nierai pas le passé, je ne le répéterai pas : j’ouvrirai un chapitre nouveau, enraciné dans le même amour, mais plus mûr, plus doux, plus paisible.

Et si nul retour n’advient, je te garderai pourtant dans une gratitude profonde. Tu es une part de moi que rien ne sépare. Même si jamais nous ne nous retrouvons, ta présence en moi demeure — dans mes sourires, dans mes larmes, dans chaque mot que j’écris.

Si cette lettre ne t’atteint jamais, peu importe. L’essentiel est que j’aie écrit, confessé, parlé sans me cacher. L’essentiel est que tu saches — même si tu ne l’entends jamais — que l’amour que j’ai porté pour toi ne s’est éteint ni avec le temps ni avec la séparation. Il est devenu une composante de mon être, et m’accompagnera jusqu’au dernier souffle.

Si, dans ce monde de poussière, nos pas ne se croisent plus, qu’une espérance délicate me tienne en vie : l’espoir d’une rencontre sous une autre forme, dans un autre monde, où ni le temps ni l’éloignement n’ont pouvoir de séparation. Un lieu où je reprendrai ta main, sans craindre l’effondrement des murs, et m’assiérai près de toi dans une paix sans fin.

Et s’il m’était donné de revenir mille fois au commencement, sans hésiter, de tout mon cœur, je suivrais encore le même chemin à tes côtés : car il n’est sur cette terre de voie plus douce, ni de choix plus sacré, que de recommencer, encore et encore, avec toi.

Ehsan Tarinia – Luxembourg
Écrit le 20 juillet 2025