La décision récente de certains pays européens de reconnaître l’État palestinien apparaît, à première vue, comme un acte humanitaire, moral, conforme aux valeurs séculaires du Vieux Continent en matière de « droits de l’homme » et d’« autodétermination des peuples ». Mais si l’on soulève le voile des apparences et que l’on replace cet événement dans l’histoire et la politique mondiale, une image tout autre surgit : non pas celle d’une Europe puissante, mais d’une Europe affaiblie.
Aujourd’hui, jamais depuis soixante-dix ans, l’Europe n’a donné autant de signes de crise à tous les niveaux :
une crise énergétique, exacerbée par la guerre en Ukraine, qui a révélé au grand jour sa dépendance au gaz et au pétrole importés ;
une pression économique, faite de récession et d’inflation simultanées, qui a réduit la compétitivité de ses industries face aux États-Unis et à la Chine ;
une érosion militaire, rendant impossible pour l’Europe de tenir deux fronts à la fois — l’Ukraine à l’Est et le Moyen-Orient au Sud ;
une fracture politique interne, entre États membres et au sein des opinions publiques, loin de l’unité des décennies passées.
Dans ce contexte, la reconnaissance de la Palestine tient moins d’un geste en faveur d’un peuple que d’une manœuvre politique destinée à gagner du temps et à échapper aux pressions géopolitiques.
L’Europe moderne aime à se présenter comme la gardienne des valeurs universelles. Mais dans les faits, elle n’a jamais renoncé à ses intérêts coloniaux ni à ses ambitions de puissance. De l’Afrique au Moyen-Orient, l’empreinte de la France et du Royaume-Uni demeure visible. La décision d’aujourd’hui s’inscrit dans cette continuité : il ne s’agit pas de sauver les Palestiniens, mais de redéfinir la part européenne dans les équilibres moyen-orientaux.
Comment un continent qui reconnaît son incapacité à fournir à l’Ukraine les armes nécessaires, et qui admet dépendre des États-Unis face à la Russie, peut-il soudain prétendre prendre une décision majeure sur le Proche-Orient ? La réponse est claire : l’Europe joue avec des cartes symboliques, non avec les leviers réels de puissance. La Palestine devient un atout symbolique, un « geste politique » à la fois contre Washington et au nom d’une tradition globaliste.
En apparence, cette décision se dresse contre Israël et en faveur de la Palestine ; en réalité, elle ressemble davantage à une fuite en avant. Les Européens savent qu’ils n’ont ni le poids militaire ni le poids économique pour rivaliser avec les États-Unis, la Chine, la Russie ou même certaines puissances régionales comme la Turquie. Faute de force, ils multiplient les gestes symboliques pour donner l’illusion de rester des acteurs majeurs.
Dès lors, une question s’impose : l’Europe a-t-elle vraiment consolidé sa position par ce geste, ou s’est-elle piégée dans un jeu dangereux ?
Dans les années 1970, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), menée par Yasser Arafat, s’est imposée comme le symbole de la résistance. De nombreux pays du tiers-monde, en Afrique comme en Asie, ont reconnu la Palestine comme un « État en exil ». L’Assemblée générale de l’ONU, en 1974, a accordé à l’OLP un statut de représentant légitime du peuple palestinien.
L’Europe, coincée entre une opinion publique favorable aux Palestiniens et son alliance stratégique avec Washington et Tel-Aviv, a adopté une posture grise : défense rhétorique de la « solution à deux États » sans acte concret de reconnaissance.
Les accords d’Oslo (1993) ont nourri l’espérance d’une paix durable. L’Europe a alors joué le rôle de bailleur de fonds : aides massives à l’Autorité palestinienne, formation des forces de sécurité, investissements dans des projets civils. Mais jamais ces engagements ne se sont traduits par une reconnaissance pleine et entière. Les Européens savaient qu’une telle décision, sans aval américain et israélien, resterait lettre morte.
En 2012, l’Assemblée générale a élevé la Palestine au rang d’« État observateur non membre ». Une étape symbolique décisive, soutenue par une large majorité d’États européens. Mais, là encore, aucune reconnaissance nationale immédiate. Les Européens refusaient de compromettre leur relation stratégique avec Washington et Tel-Aviv.
En 2025, certains pays — Royaume-Uni, France, Portugal, Belgique, Malte, Andorre, Monaco, Luxembourg — ont franchi le pas. Mais cette décision s’inscrit dans un climat de crises : guerre en Ukraine, inflation, tensions énergétiques, rivalité sino-américaine. Contrairement au passé, l’Europe n’a plus de cohésion interne. Cette reconnaissance apparaît moins comme une stratégie de paix que comme le symptôme de son affaiblissement.
Depuis toujours, un paradoxe structurel traverse la position européenne :
proclamée défense des droits humains et de la solution à deux États ;
silence sur le fait que la Palestine n’a ni armée régulière, ni économie autonome, ni autorité unifiée.
Reconnaître la Palestine revient donc à inscrire sur la carte du monde un État fictif, produit des jeux géopolitiques plus que d’une réalité tangible.
La guerre en Ukraine a révélé la dépendance mortelle au gaz russe. Le recours forcé au GNL américain a entraîné flambée des coûts, perte de compétitivité et stagflation. Dépendance économique mais aussi politique accrue envers Washington.
Les arsenaux européens se sont vidés au profit de Kiev. Faute de munitions, de chars, de systèmes de défense, l’Europe sait qu’elle ne peut soutenir deux fronts simultanés. D’où son recours aux symboles plutôt qu’à la puissance réelle.
Est et Ouest européens divergent : Varsovie et les Baltes tournés vers Washington ; Paris et Londres rêvant d’autonomie stratégique ; Berlin hésitant. Dans la rue, la société est fragmentée : marches pro-Palestine, manifestations contre la vie chère, colères sociales. Les gouvernements cherchent à calmer par des gestes symboliques.
La Russie en Afrique, la Chine au Moyen-Orient, la Turquie et l’Iran dans le Caucase : partout, l’Europe recule. La reconnaissance de la Palestine est une tentative désespérée de rappeler qu’elle a encore un rôle dans la région.
L’immigration, la montée des communautés musulmanes et la crainte du rejet les poussent à envoyer un signal : « Nous sommes à vos côtés. » Mais ce signal est surtout un aveu de faiblesse.
Privée d’empire colonial, l’Europe a cherché à maintenir son influence par le biais du multilatéralisme, des droits humains et de la diplomatie morale. Reconnaître la Palestine s’inscrit dans ce récit d’un continent « médiateur éthique ».
À l’inverse, le trumpisme repose sur l’« America First », le rejet du multilatéralisme, l’exigence de contributions européennes accrues à l’OTAN. Pour cette Amérique, l’Europe est un fardeau, non un partenaire.
Dans ce duel, la reconnaissance de la Palestine devient une manière pour l’Europe de s’affirmer indépendante face aux panaméricains trumpistes. Mais l’Europe n’a pas les moyens de son geste : ni armée commune, ni ressources suffisantes, ni ancrage réel dans le monde arabe.
L’opinion publique s’essouffle face à la guerre d’Ukraine. La Palestine sert à détourner l’attention et à différer les exigences américaines sur l’effort militaire.
Mais l’Europe joue avec une carte brûlée. La Palestine est divisée entre Autorité palestinienne et Hamas, largement liée à Téhéran et aux réseaux du terrorisme. En reconnaissant un tel « État », l’Europe compromet son autorité morale et s’engage dans un jeu dont les retombées pourraient la dépasser.
Dans tous les récits officiels européens — de Paris à Lisbonne, de Bruxelles à Dublin — la reconnaissance de la Palestine s’explique par un vocabulaire convenu : « défense des droits de l’homme », « fin de l’occupation », « respect du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Ces mots somptueux ne sont que l’enveloppe rhétorique d’une décision éminemment politique qu’on cherche à parer d’humanité. En réalité, derrière ce choix ne se loge aucune sollicitude sincère pour la vie concrète des Palestiniens.
L’Europe sait — et ne peut pas ne pas savoir — qu’au sens juridique strict, il n’existe pas de « État palestinien ». Le territoire est de fait morcelé entre deux pouvoirs antagonistes :
L’Autorité palestinienne en Cisjordanie, qui ressemble davantage à un appareil bureaucratique exsangue qu’à un gouvernement effectif.
Le Hamas dans la bande de Gaza, organisation islamiste et terroriste, aux liens profonds avec la République islamique d’Iran et ses réseaux régionaux.
Reconnaître un « pays » en l’absence même d’un appareil étatique cohérent, c’est entériner une illusion politique. L’Europe sait pertinemment qu’une telle fiction n’affranchira pas les Palestiniens et ne rapprochera pas la paix.
Dans les conditions présentes, l’équation est simple : il n’est pas de « Palestine » sans le Hamas. Toute aide versée au nom des Palestiniens finit, en dernière instance, par alimenter le Hamas. Or le Hamas n’est rien d’autre que le bras armé de la République islamique au Levant. En adoptant cette décision, l’Europe tend la main à une force qui, depuis des décennies, propage la violence, le terrorisme et l’instabilité. Est-ce là défendre les droits humains, ou trahir les valeurs dont l’Europe se réclame ?
L’Europe reconduit en vérité une vieille politique impériale : découper la région en zones d’influence et préserver sa « part historique ». À Bruxelles, Lisbonne ou Paris, la reconnaissance s’entend d’abord comme un message adressé aux États-Unis, à Israël, mais aussi aux compétiteurs nouveaux — Russie, Chine : « Nous comptons encore au Proche-Orient. » C’est l’ombre portée de Sykes–Picot : chaque recomposition de la puissance dans le monde ravive, sous le masque de la morale, une revendication de parts de marché géopolitique.
Face aux États-Unis et à la Chine, l’Europe est à découvert : ses industries peinent à rivaliser avec l’Asie, ses armées demeurent dépendantes de Washington, ses opinions sont échauffées par la crise énergétique et l’inflation. Dans cette conjoncture, les dirigeants ont besoin d’un jeton de négociation. La « carte palestinienne » coûte peu et fait grand bruit.
La reconnaissance achète un capital symbolique susceptible d’être monnayé à d’autres tables. L’impact de cette carte sur la vie réelle des Palestiniens importe peu.
Si l’Europe se souciait réellement des Palestiniens, elle commencerait par traiter la corruption, la tyrannie et le terrorisme au sein des structures palestiniennes. Elle garantirait que son argent finance écoles, hôpitaux, infrastructures — non tunnels et roquettes. Elle ne l’a pas fait, et ne le fera pas : car l’objectif n’est pas de sauver des vies, mais de conserver une position. L’« humanitarisme » n’est ici qu’un masque posé sur la vieille logique des parts et des profits.
Aucune équation proche-orientale ne s’éclaire sans la variable iranienne. Depuis quatre décennies, Téhéran n’agit pas en État ordinaire, mais en état-major d’un réseau transnational de milices et de groupes terroristes : Hezbollah au Liban, Houthis au Yémen, milices irakiennes, Hamas et Jihad islamique en Palestine — tous reliés au parapluie financier, militaire et idéologique de la République islamique.
La reconnaissance européenne, de fait, renforce cette architecture.
Plus personne, parmi les observateurs sérieux, ne doute que le Hamas ne survivrait pas sans l’Iran : financement, entraînement, acheminement d’armes, soutien diplomatique — la matrice est à Téhéran. Reconnaître la Palestine revient à accorder une légitimité à une structure tenue, en pratique, par le Hamas ; légitimer le Hamas, c’est blanchir l’influence iranienne.
On pourra bien démentir ce lien dans les communiqués ; le terrain, lui, parle : missiles d’ingénierie iranienne, tunnels creusés avec l’expertise et l’argent venus d’Iran. L’aval donné à la « Palestine » diffuse, par capillarité, une onction sur la République islamique.
Le théâtre ne se limite pas au Levant. En Europe, l’influence iranienne est structurelle :
réseaux de lobbying et vitrines « culturelles », associatives ou « caritatives » ;
médias relais de la narration de Téhéran ;
manifestations « pro-Gaza » qui se transforment en démonstrations de force pour les relais de la République islamique.
Au Luxembourg, en Belgique, en France, en Allemagne, l’on a vu des collectifs se réclamer du soutien aux Gazaouis, puis rencontrer des groupes palestiniens et même des ministères européens. Autant de signes d’une pénétration patiente.
En reconnaissant la Palestine, l’Europe entrouvre la porte à un accroissement de cette emprise :
facilitation du financement de groupes radicaux sous couvert d’aide humanitaire ;
consolidation du lobbying pro-iranien dans les institutions ;
radicalisation d’une frange de jeunesses issues de l’immigration.
Déjà éprouvée par des attaques sur son sol, l’Europe s’expose à des périls plus vastes. Le foyer s’allume à la frontière, mais la braise finira, tôt ou tard, par couver dans les rues de Paris, Bruxelles, Berlin ou Luxembourg.
Au bout du compte, le principal bénéficiaire demeure Téhéran :
en interne, la propagande vendra cette décision comme une victoire de la « diplomatie de la résistance » ;
dans la région, le parrainage d’Hamas et consorts gagne en légitimité ;
à l’international, l’Iran prouvera que, même l’Europe des droits, s’incline devant un choix qui sert, in fine, ses fins stratégiques.
Paradoxe mortifère : au nom de la paix, l’Europe nourrit le système qui la déstabilise.
Minuscule par la taille, le Luxembourg pèse bien davantage qu’on ne croit, grâce à son rôle financier et diplomatique. Sa reconnaissance de la Palestine prend donc une résonance qui dépasse ses frontières.
Le Grand-Duché est l’une des économies les plus riches par habitant, plaque tournante européenne pour les capitaux internationaux. Toute posture diplomatique y a un effet d’entraînement symbolique : banques, fonds, entreprises entendent le signal.
Société multiculturelle, où une minorité musulmane, modeste en nombre mais influente, occupe l’espace médiatique. Les mobilisations pro-palestiniennes y ont imprimé leur marque. La reconnaissance tient ici autant du réflexe intérieur que du grand dessein géopolitique.
Membre fondateur de l’UE, le Luxembourg aime la posture du conscience-keeper, la petite voix morale du continent. Il se rêve en éclaireur éthique, sans disposer des instruments pour transformer le réel.
De par son rôle financier, le pays a figuré dans plusieurs rapports sur les risques de blanchiment et de flux douteux. Un discours pro-Palestine peut fournir un écran commode à des circuits liés, de près ou de loin, à l’axe iranien. Menace mineure en apparence, mais systémique pour l’Europe.
Pour des nationalistes iraniens, ce geste n’est pas banal. Il révèle la cécité d’une Europe prête, au nom de la compassion, à accorder des gages aux réseaux de Téhéran. Un signal d’alarme.
Cette reconnaissance intervient alors que la région est à haut voltage : guerre à Gaza, menaces du Hezbollah au nord d’Israël, attaques houthies en mer Rouge, tensions persistantes en Irak et en Syrie. Un geste « symbolique » peut déclencher une cascade d’effets.
Jusqu’ici, Israël s’appuyait sur Washington et sur l’ambiguïté européenne. Désormais :
la légitimité de sa politique sera plus contestée dans les enceintes multilatérales ;
ses adversaires exploiteront la brèche ;
même des alliés européens adouciront leur soutien.
À l’ONU comme devant les juridictions internationales, la marge d’Israël se resserre.
Le grand gagnant régional reste l’Iran :
Hamas et Jihad islamique gagnent en respectabilité ; le Hezbollah y lira un adoubement ; les Houthis et autres supplétifs y trouveront stimulant. L’Europe verse de l’oxygène dans le moteur politico-militaire de l’axe.
Les Accords d’Abraham avaient ouvert un corridor inédit entre Israël et plusieurs États arabes. La manœuvre européenne coince ces partenaires entre normalisation et rue arabe, ralentissant, voire inversant, un processus fécond pour la stabilité régionale.
Sous pression diplomatique, Israël pourrait compenser par la force ; le front nord s’embraser, l’Iran s’impliquer plus directement. De « geste de paix », la reconnaissance deviendrait accélérateur de guerre.
L’Europe croit parler au « monde musulman » en langage d’apaisement ; elle s’expose plutôt à :
une recrudescence d’attentats domestiques ;
des pressions communautaires accrues ;
de nouvelles vagues migratoires en cas d’embrasement régional.
En termes clairs, elle met en jeu sa propre sécurité.
La reconnaissance de la Palestine par plusieurs pays européens n’est ni un acte isolé ni purement moral. C’est un maillon dans la chaîne des crises qui travaillent l’Europe et reconfigurent l’ordre mondial.
Crise énergétique, stagnation, impuissance militaire, divisions politiques : la reconnaissance n’est pas un signe de puissance, mais l’aveu d’une fragilité. Faute d’influence concrète, on théâtralise la vertu.
Derrière les slogans humanitaires, l’on retrouve la logique des parts. L’Europe aspire à se réinstaller au Proche-Orient, fût-ce au prix de l’insécurité des Israéliens et des Palestiniens.
En avalisant, même indirectement, le Hamas, l’Europe accroît la capacité de nuisance de l’axe iranien — au Levant et chez elle.
Privé d’un européisme unanime, Israël risque de durcir sa réponse — et la région, de s’embraser.
Le processus de normalisation risque d’être freiné. Le Proche-Orient pourrait retomber dans l’antique polarisation — islam politique vs. Israël — qui a tant coûté à tous.
Au-delà du dossier palestinien, c’est la longévité de la République islamique qui se joue. Chaque brèche ouverte par l’Europe dans le système international prolonge le règne d’un régime qui oppresse les Iraniens et incendie la région.
Multipolarité accrue, crises en chapelet — d’Ukraine à Gaza, de la mer Rouge à Taïwan —, opinions ingouvernables : dans ce tumulte, la reconnaissance européenne n’est qu’un signe de plus, dont les effets pervers pourraient dépasser de loin l’intention affichée.
Ehsan Tarinia — Luxembourg
Écrit le 24 septembre 2025