Qui est l’intellectuel iranien ?

En Iran, il existe des intellectuels dont tous les efforts tendent à réduire l’ignorance et l’inconscience de la société, et qui, au lieu de slogans creux, cherchent à instiller la connaissance et la vérité au cœur du peuple. Ces intellectuels ne travaillent pas pour des intérêts personnels ni par soif de pouvoir, mais par souci de l’avenir de la société ; ils s’attachent à trouver des solutions concrètes aux problèmes sociaux, économiques et culturels du pays. Par des livres, des articles et des critiques constructives, ils visent moins à s’empêtrer dans les politiques quotidiennes qu’à déraciner la corruption et à élever le niveau culturel. Ils recherchent la vérité, non pour l’exploiter au profit de la puissance ou de la renommée. Pour eux, l’intellectualité ne se réduit pas à penser : c’est aussi agir selon ses pensées.

Mais hélas, au sein de ce groupe se trouvent aussi des individus qui utilisent le mot « intellectuel » comme un paravent pour faire avancer leurs intérêts personnels. Ce groupe, plus connu sous le nom d’« intellectuels islamiques », s’emploie généralement à se présenter comme réformateur social, alors qu’en réalité il ne se préoccupe guère que de la préservation du statu quo. Ils se drapent des habits des intellectuels religieux, mais accordent davantage d’importance à la perpétuation de leur propre pouvoir qu’à la vérité et à la justice. Pour cette catégorie, l’intellectualité n’est rien d’autre qu’un jeu de mots et la sauvegarde d’une position dans un monde clos. Tout en se disant soucieux du peuple et de la société, ils ne sont, au fond, qu’une manifestation supplémentaire de la puissance.

Cet article n’est qu’une critique de ces intellectuels qui, au nom de la religion ou de la politique, empruntent une voie qui, en fin de compte, ne profite pas à la société mais seulement à eux-mêmes. Puissent celles et ceux qui cherchent la vérité et la connaissance ne pas se sentir visés ; qu’ils sachent que, dans le monde contradictoire d’aujourd’hui, il existe encore des intellectuels à l’intention pure et sans ostentation, qui aspirent à un véritable changement social.

L’intellectualité en Iran ressemble à une comédie tragique : une pièce où les acteurs entrent parfois sur scène avec des lunettes fumées et parfois, turban sur la tête, déclament des prêches enflammés. De loin, on pourrait imaginer que l’intellectuel iranien est celui qui feuillette les philosophies occidentales et garde toujours Nietzsche et Foucault à portée de main. Mais de près, il ressemble davantage à une version autochtone de personnages de « sketchs télévisés » qui, au beau milieu des débats les plus sérieux, lancent une plaisanterie.

Allons donc faire un tour dans le monde mouvementé des intellectuels iraniens. Ici, chaque mot a sa signification particulière, et chaque idée sert moins à construire qu’à démolir l’autre.

Une intellectualité au goût de turban

Parmi les « sérieux », nous arrivons aux « turbanés » philosophes. Cette catégorie d’intellectuels affirme, avec le plus grand sérieux, que nos problèmes ont commencé le jour où l’on a appris à inventer l’électricité et à ne plus utiliser la charrette pour transporter les charges. À leurs yeux, tout — du téléphone portable aux droits de l’homme — n’est qu’un complot occidental pour éloigner les Iraniens de la spiritualité.

L’un d’eux, dans un discours enflammé, déclara : « Le monde moderne, c’est marcher sur les mines du Diable. Pourquoi aurions-nous besoin de la liberté d’expression quand nous pouvons prononcer une parole juste et divine ? » Il croit fermement à la « Cité vertueuse » des débuts de l’islam. Une cité qui, hormis le chameau et l’épée, n’a pas grand-chose à offrir, mais qui, pour cette tribu d’intellectuels, tient du miracle ; on dirait qu’on y vivait tous joyeux et comblés.

Ces intellectuels-là redoutent tout particulièrement la « liberté ». Ils la perçoivent comme une maladie contagieuse qui, une fois introduite dans la société, entraîne tout le monde vers « l’occidentalisation ». Aussi n’autorisent-ils jamais quiconque à décider de quoi que ce soit, fût-ce de la musique, de la danse ou de la couleur de son pantalon. Ils croient dur comme fer que les humains ne sont bons que tant qu’ils se soumettent à leurs règles. Les autres ? Eh bien, les autres sont des infidèles, et vous savez où se trouve la place des infidèles.

Des intellectuels aux slogans pour toutes saisons

Mais dans le monde des intellectuels iraniens, il existe une autre catégorie : costume-cravate impeccable, lunettes de soleil, convaincus d’avoir dans la manche la solution à tous les problèmes du pays. Ce sont les réformistes ; ceux qui répètent toujours une phrase d’or : « Patience, cette fois-ci, c’est différent ! »

Ces intellectuels sont passés maîtres dans l’art de promettre. Hors du pouvoir, ils tiennent des propos qui galvanisent n’importe quel auditeur : « Nous instaurerons la liberté d’expression ! Nous garantirons les droits des femmes ! Nous dialoguerons avec le monde ! » Mais, une fois au pouvoir, l’amnésie les saisit soudain. Et si on les interroge sur leurs promesses, ils répondent : « Nous ne sommes pas responsables de tout ! »

Leur spécialité : fabriquer des slogans qui ne servent à rien, mais occupent fort bien les esprits. Ils disent : « Nous voulons la démocratie, mais pas trop ! » ou encore : « Les libertés sociales sont importantes, mais la priorité va à la sécurité. » En pratique, ce sont souvent les mêmes qui, lorsque le peuple descend dans la rue, au lieu d’apporter leur soutien, observent la scène depuis leurs fenêtres et, plus tard, déclarent en interview : « La violence n’est pas une solution. »

De Nietzsche au pain-fromage

Autre volet savoureux de l’intellectualité en Iran : ce qui se passe à l’université. Là se fabriquent gros mots et concepts baroques. L’intellectuel universitaire iranien excelle à proférer, en colloque, des phrases telles que « la crise du sens dans le post-structuralisme » ou « la critique existentialiste des pratiques rituelles ». Mais si vous lui demandez à quoi servent ces phrases, il répondra probablement : « Ce n’est pas à moi de vous l’expliquer ; vous devez davantage étudier ! »

Ces intellectuels s’inquiètent en général plus de publier dans des revues étrangères que d’améliorer la situation de la société. En cours, ils discourent sur la liberté d’expression et les droits des femmes ; mais si l’un de leurs étudiants est arrêté, ils se taisent de peur de compromettre leur poste.

L’intellectualité au pays des contradictions

En Iran, l’intellectualité est moins un chemin vers le progrès qu’un instrument de jeux politiques et de survie. Les « turbanés », les réformistes et les universitaires, chacun campe dans son coin de scène et joue son rôle. Mais quel est le résultat de cette pièce ? Le peuple demeure aux prises avec ses vieux problèmes, et les intellectuels restent occupés à inventer de nouvelles justifications.

En fin de compte, peut-être que l’intellectualité iranienne ne deviendra « lumineuse » au vrai sens du terme que lorsqu’elle renoncera à ces jeux de scène et, au lieu de ressasser les mêmes discours et promesses sans lendemain, s’attachera à des solutions réelles. Mais d’ici là, nous n’avons plus qu’à regarder cette comédie tragique et à réfléchir à ceci : pourquoi, dans ce pays, les paroles pèsent-elles toujours plus que les actes ?

Écrit le 14 février 2004
(J’ai écrit cet article alors que je travaillais en Iran comme journaliste au bureau de l’agence de presse de la province du Kurdistan. Notre chef de bureau était l’un de ces intellectuels en costume-cravate qui, selon ses dires, n’avaient peur de personne, pas même du Guide, mais n’osa pas publier cet article. Après lecture, il me dit : « Tu es encore jeune ; au lieu d’écrire ces choses, cherche un morceau de pain et un emploi stable. Ces affaires-là n’ont pas bonne fin. »)

Ehsan Tarinia